« La fin ». Ainsi s’intitulait un édito accablant que publia le fondateur du Tour de France Henri Desgrange dans son journal l’Auto en juillet 1904, quelques jours seulement après l’arrivée de la seconde édition de la Grande Boucle, catastrophique en tout point. Ce Tour, censé réunir tous les Français et relancer un sentiment national ébranlé, était finalement « mort de son succès, des passions aveugles qu’il aura déchainées, des injures et des sales soupçons » comme l’annonçait tristement son père fondateur. Ce second Tour de France de l’histoire a bien failli être le dernier, la faute à des spectateurs mal intentionnés et des coureurs bafouant l’esprit sportif et le règlement en vigueur.
Face à un parcours éreintant, les coureurs trichent
268 kilomètres. Depuis 1994 et un périple entre Cherbourg et Rennes, aucune étape du Tour de France n’a été aussi longue. En 1904, ces 268 km séparant Toulouse de Bordeaux constituaient l’étape la plus courte du parcours.
Au départ de Montgeron le 2 juillet, les coureurs s’élançaient pour 2 429 km répartis sur six étapes. Les départs donnés très tôt le matin, les 88 partants pédalaient toute la journée et ralliaient la ville arrivée de nuit, après quinze à vingt heures d’effort pour les plus rapides d’entre eux.
Quatre étapes dépassaient les 400 kilomètres. La plus longue, la dernière menant les coureurs de Nantes à la région parisienne en comptait 471. Face à l’exigence d’une telle épreuve, la triche semblait inévitable.
Le premier à avouer les faits se nomma Pierre Chevalier. Dès la première étape, ce natif de Besson franchissait la ligne d’arrivée à Lyon en 3e position, plus frais que les autres après avoir réalisé une partie du parcours à bord d’une voiture. Honnête, il reconnut avoir triché et fut exclu de l’épreuve.
Pierre Chevalier n’était pas un cas isolé. Au cours de la seconde étape menant à Marseille, Ferdinand Payan était à son tour pris par la patrouille, assis à l’arrière d’une mobylette. Lorsque la nuit tombait, les cyclistes les plus exténués profitaient de la faible luminosité pour tromper la vigilance des commissaires, faire du stop au clair de la lune et monter à bord du premier véhicule venu. Au total, vingt-neuf coureurs furent exclus ou déclassés de ce Tour 1904 pour acte de triche, les motifs les plus fréquents étant l’utilisation de véhicules motorisés, une aide à la suite d’un ennui mécanique ou un ravitaillement transmis par une personne externe à la course.
Maurice Garin, vainqueur sortant et premier du classement général au terme de la sixième et ultime étape, ne put lui aussi résister à la tentation. Certains l’accusaient d’avoir bénéficié de la bienveillance des commissaires pour se sustenter, d’autres révélaient l’avoir vu prendre le train. Qu’ils soient véridiques ou infondés, les soupçons portés à son égard eurent raison de sa victoire triomphante. Plusieurs mois après les faits Maurice Garin était déclassé. Le premier doublé allait encore devoir patienter.
Les cyclistes confrontés à des spectateurs indisciplinés
Henri Desgrange l’annonçait. Le Tour de France avait vocation à fédérer les Français. Réunir les foules autour d’une même cause, au nom d’un sentiment national peinant à s’enraciner.
Mais cette seconde édition fut avant tout le témoin d’un chauvinisme exacerbé, poussant certains spectateurs à commettre des actes immoraux, parfois violents à l’égard des coureurs, pour la simple volonté de voir le natif du coin l’emporter.
Maurice Garin en était la première victime. De nuit, dans le final de la première étape, le coureur d’origine italienne était agressé par quatre hommes cagoulés, venus à sa hauteur à bord d’une voiture. « On aura ta peau, Garin de malheur », lançait l’un des quatre individus masqués. La domination du coureur installé à Lens en excédait plus d’un. Cette nuit-là, lui et son coéquipier Lucien Pothier roulaient seuls en tête en direction de Lyon, comptant déjà plus de 45 minutes d’avance sur leurs poursuivants.
L’étape suivante était tout ce que l’on pouvait faire de mieux en termes de barbarie. Du côté de Saint-Étienne, une centaine de spectateurs formèrent un barrage afin de favoriser le local de l’étape Alfred Faure, ayant réussi à creuser un maigre écart sur le peloton au sommet du col de la République. La haie que formait la foule laissa passer Alfred Faure puis se rabattait sur le reste du peloton, pris au piège dans cette étreinte, au milieu d’un public armé de pierres et de gourdins. L’Italien Giovanni Gerbi fut assommé. Maurice Garin, blessé à la main. L’intervention des organisateurs fut nécessaire et Henri Desgrange lui-même se chargea de tirer des coups de feu dans les airs pour rétablir l’ordre et disperser les spectateurs les plus virulents. Le bain de sang avait été évité de justesse, ça n’était que partie remise.
Troisième étape et nouvel incident. Du côté de Nîmes, une centaine de membre du Moto-Vélo Club d’Alès barrèrent la route, protestant contre la disqualification du local de l’étape Ferdinand Payan. Des pierres étaient jetées sur les coureurs. Géo Lefèvre, journaliste et co-fondateur du Tour de France décrit « une bagarre effrayante ». Après 424 kilomètres d’efforts les cyclistes toujours en lice regagnaient Toulouse exténués, devant se battre contre la fatigue, les aléas de la course et les spectateurs malveillants.
Le reste de l’épreuve se déroula sous une meilleure ambiance et sans la véhémence de certains, si ce n’est cet acte de sabotage lors de l’avant-dernière étape menant à Nantes, lorsque les cyclistes empruntèrent une route jonchée de clous et de tessons de verre. L’assistance mécanique étant interdite, quelques coureurs réparaient eux-mêmes leurs roues crevées quand d’autres, plus téméraires ou moins bricoleurs, terminaient l’étape sur les jantes.
L’arrivée finale à Ville d’Avray franchie, l’heure était venue de tirer un bilan et des premiers enseignements de ce désastreux périple. L’image pitoyable qu’il avait renvoyée incita Henri Desgrange à mettre un terme prématuré à l’histoire de la Grande Boucle. « Le Tour de France est terminé et sa seconde édition aura, je le crains bien, été sa dernière » indiquait-il en préambule de son édito. Prenant le temps de la réflexion, il est finalement motivé par ses actionnaires et collaborateurs à poursuivre cette « poule aux œufs d’or » et annoncera la tenue d’une troisième édition malgré quelques changements dans l’organisation.
Pour éviter la triche, il divisa le tracé en onze étapes, plus courtes et disputées intégralement de jour. Aussi, le Tour 1905 vit l’introduction d’un barème de points permettant d’élire le vainqueur. Un point était attribué au lauréat de l’étape, deux points au second, trois points au troisième etc…, le gagnant étant celui récoltant le moins de points au terme des 2 994 kilomètres de course.
Quant au sort réservé aux tricheurs de l’édition 1904, le verdict final se fit longuement attendre. Le classement définitif fut officialisé seulement le 2 décembre. Entre temps, l’Union Vélocipédique de France déclassa vingt-neuf coureurs pour diverses irrégularités dont les quatre premiers du classement général. Huit d’entre eux écopaient d’une suspension. Maurice Garin, suspendu deux ans, mit un terme à sa carrière tandis que son dauphin Lucien Pothier, lui, était radié à vie de toute épreuve cycliste.
Ainsi, la victoire finale revenait au cinquième du classement général. Henri Cornet, malgré ses trois heures de retard sur Maurice Garin, remportait cette seconde édition du Tour de France. Âgé de 19 ans, il reste le plus jeune coureur de l’histoire à avoir inscrit son nom au palmarès de la plus prestigieuse course de cyclisme.