Nous sommes le 29 mai 1953. À 11h30, le Néo-Zélandais Edmund Hillary accompagné du Népalais Tensing Norgay rentrèrent à tout jamais dans l’histoire de l’alpinisme en devenant les premiers hommes à atteindre le toit du monde : Le sommet du mont Everest culminant à 8848 mètres d’altitude. Accueillis en héros lors de leur retour à une altitude bien plus vivable, ils venaient d’écrire-là la plus belle page de l’histoire de l’alpinisme.
Oui mais voilà. S’il pouvait parler, le mont Everest nous livrerait sans doute de nombreux secrets. Et parmi ceux-là, peut-être nous conterait-il la folle épopée d’un certain George Mallory qui, en compagnie d’Andrew Irvine, aurait atteint au dépend de sa vie le sommet de l’Everest vingt-neuf ans avant Hillary et Norgay, en 1924, à une époque où conquérir le toit du monde n’était qu’un simple rêve.
Voici l’une des histoires les plus mystérieuses de l’alpinisme, celle de George Mallory et Andrew Irvine, disparus sur les pentes de l’Everest en 1924, sans que l’on ne sache s’ils avaient atteint le sommet ou non.
Un alpiniste hors pair habitué de l’Everest
Né en 1886 dans le village de Mobberley situé au Nord-Ouest de l’Angleterre, George Mallory faisait partie de ces enfants habiles, particulièrement adroits et prêt à escalader tout ce qui pouvait bien se présenter devant lui. Brillant élève de Cambridge devenu enseignant à Chaterhouse School à la suite de ses études, ses excellentes facultés de grimpeur l’orientèrent naturellement vers l’alpinisme qu’il pratiqua depuis ses 18 ans. Effectuant ses premières ascensions dans les Alpes, il se lançait à l’assaut du mont Velan et ses 3 727 mètres d’altitude, puis du Mont Blanc en 1911. Il n’en abandonnait pas pour autant le monde de l’escalade et devint en 1913 le premier à gravir le Pilar Rock en Grande-Bretagne, encore de nos jours considéré comme la voie d’escalade la plus difficile de l’île anglo-saxonne.
Mettant de côté sa passion pour l’alpinisme, George Mallory servit durant quatre années l’armée britannique le temps de la Première Guerre Mondiale. À son retour du front, il démissionna de son poste d’enseignant, voulant pleinement se consacrer à l’alpinisme et participer à la toute première expédition britannique sur les pentes de l’Everest.
Financée par le Mount Everest Committee, un groupe spécialement créé pour l’occasion par l’Alpine Club et la Royal Geographical Society, Mallory faisait partie de cette expédition inaugurale. Une exploration de reconnaissance. Lancée en 1921 et dirigée par le colonel Charles Howard-Bury, elle permit d’atteindre le col Nord jugé à plus de 7000 mètres d’altitude. Un point de passage obligé lorsque l’on souhaite atteindre le sommet de l’Everest par le versant Nord (à cette époque, la face Sud, sous contrôle du Népal, était interdite aux Occidentaux).
L’année suivante, George Mallory était reconduit pour participer à la seconde expédition britannique, la première à s’atteler véritablement à la quête du sommet. Muni pour la première fois de bouteilles d’oxygène, la seconde tentative permit à un certain George Finch d’atteindre les 8325 mètres d’altitude. Un record à cette époque. Malheureusement, la troisième tentative causa la mort de sept porteurs, ensevelis sous une avalanche, signant la fin de l’expédition. George Mallory, parvenant à s’extraire in-extremis de ce piège neigeux, rentra en Grande-Bretagne bredouille, mais avec d’ores et déjà l’envie de se confronter au toit du monde pour la troisième fois.
Une nouvelle expédition prévue dès 1923, mais finalement repoussée d’un an par manque de financement. Mallory fit une tournée de trois mois aux États-Unis afin d’y récolter des fonds. C’est là-bas, au cours d’une interview qu’il déclara l’une de ses phrases les plus célèbres. Après qu’un journaliste lui ait demandé d’où lui venait cette obsession de vouloir gravir l’Everest qu’il répondit : « Because it’s there » (« Parce qu’il est là »).
Preuve de sa détermination sans faille et de son envie de marquer à tout jamais l’histoire, il y retourna comme annoncé en 1924 pour ce qui allait être son ultime expédition, peut-être la plus légendaire que le monde de l’alpinisme n’ait jamais connu.
Son ultime ascension en 1924
Pour cette expédition de 1924, la moitié des membres présents deux ans plus tôt furent reconduits. Le militaire et alpiniste Charles Granville Bruce restait le chef de l’expédition et avait à sa charge onze alpinistes britanniques entourés de nombreux porteurs Tibétains et Sherpas. Atteint de la malaria, Bruce est cependant contraint d’abandonner dès le début de l’expédition, cédant son statut de chef d’expédition à Edward Norton.
Parmi les nouveaux membres, notons tout de même la présence de Noel Odell, géologue et alpiniste, ainsi qu’Andrew Irvine, jeune étudiant de 22 ans seulement. Un sportif accompli adepte d’aviron, excellent bricoleur également, mais très inexpérimenté en haute montagne. Deux hommes dont leur rôle sera éminemment déterminant.
L’ensemble des membres arrivant dans les contreforts de l’Himalaya entre février et mars 1924, l’expédition débuta officiellement le 26 avril lors de leur venue à Rongbuk, un village perché à 5 100 mètres d’altitude faisant office d’ultime trace de civilisation avant les premières pentes de l’Everest.
Avançant petit pas par petit pas afin de permettre à leurs corps de s’habituer à la raréfaction de l’oxygène, ils installèrent trois premiers camps à respectivement 5400m, 6000m puis 6400m d’altitude. Le 21 mai, un quatrième camp est fixé à 7 000 mètres d’altitude. Une base depuis laquelle allait s’effectuer trois tentatives d’ascension.
La première est lancée le 1er juin 1924. George Mallory en compagnie de Geoffrey Bruce (le cousin de Charles Granville Bruce) se lancèrent à l’assaut des 1800 derniers mètres de l’Everest. Parvenant à installer un cinquième camp à 7 700m d’altitude, l’abandon de quatre de leurs porteurs les contraints à rebrousser chemin et redescendre vers le camp IV.
La seconde tentative est menée le lendemain même. Norton et Somervell, deux alpinistes, s’en vont avec six porteurs en direction du camp V. Atteignant rapidement cette base installée la veille, ils montèrent en compagnie de trois porteurs à 8170 mètres d’altitude pour y établir le sixième et ultime camp. Situé dans une petite niche, c’est d’ici que les deux alpinistes se lancèrent le 4 juin à l’assaut du sommet. S’élançant aux alentours de 6h40 sous une météo plutôt clémente, l’aventure de Somervell s’arrêta dès midi. Une grande fatigue et le manque d’oxygène le contraint à renoncer, laissant Norton seul, avec en ligne de mire le toit du monde. Le terrain se faisant de plus en plus escarpé, il se résigna lui aussi à faire demi-tour en cours de chemin, parvenant tout de même à atteindre les 8 572m. Un nouveau record d’altitude venait d’être réalisé.
Épuisé par cette expédition, les deux hommes rejoignirent de nuit et avec la plus grande difficulté le camp IV situé en contre-bas. Les membres de l’expédition à nouveaux réunis, George Mallory en profita pour aller voir Norton et lui annonçer vouloir tenter une troisième et ultime expédition en compagnie d’Andrew Irvine.
L’ultime tentative se mit en ordre de marche le 6 juin à 8h40 depuis le camp IV. Mallory et Irvine, en compagnie de huit porteurs et avec des appareils à oxygène, accédèrent au camp VI.
C’est ici, le 8 juin aux alentours de huit heures, qu’ils débutèrent l’ascension finale vers le sommet. Sous un épais brouillard, ils avaient à portée de vue le toit du monde. Noel Odell, apprenant cette énième tentative grâce à une lettre transmise par un porteur, monta jusqu’au camp VI afin de leur venir en aide lors de leur descente. À 12h50, alors qu’une éclaircie dissipa momentanément le brouillard, il les apercevait pour la dernière fois, là-haut, sur une crête à environ 240 mètres du sommet comme il le décrivit. L’ultime signe de vie de Mallory et Irvine avant leur disparition.
Les heures passèrent, la météo se faisait de plus en plus menaçante et aucune trace de Mallory et Irvine ne se profilait à l’horizon. La mince lueur d’espoir se dissipait tandis que le temps s’égrenait. Le 11 juin, sans aucune nouvelle de leurs deux compagnons, les alpinistes britanniques plièrent bagages et redescendirent les pentes de l’Everest en direction de Rongbuk. La troisième expédition prenait fin, laissant derrière elle deux compères et un mystère qui de nos jours plane encore : Mallory et Irvine l’ont-ils fait ?
L’après expédition, à la découverte des traces de leur passage
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les indices et secrets livrés par l’Everest sont arrivés au compte-goutte. En 1933 tout d’abord. Neuf ans après l’expédition qu’un piolet ayant appartenu à Mallory est retrouvé à 8460 mètres d’altitude. Certes, pas très utile pour faire avancer cette énigme. Mais il s’agissait bien là de la première trace de leur passage sur le toit du monde, avant que de nouvelles révélations n’apparaissent quarante années plus tard.
En 1975 plus précisément, lorsqu’un un alpiniste répondant au nom de Wang Hongbao annonçait avoir localisé quinze ans auparavant, lors d’une expédition menée par la Chine (au passage la première à réussir l’ascension de l’Everest par le versant Nord), la dépouille d’un alpiniste britannique à plus de 8000 mètres d’altitude, non-loin de là où George Mallory avait été aperçu pour la dernière fois. Livrant ces précieux indices et ravivant l’espoir de retrouver les corps de Mallory et Irvine et ainsi percer un peu plus le mystère planant autour de cette expédition, la joie fut cependant de très courte durée. Le lendemain de ce témoignage, Wang Hongbao décédait, pris dans une avalanche. Il emmenait peut-être avec lui des indications supplémentaires dont lui seul avait connaissance.
L’histoire tombant quelque peu dans l’oubli, elle reprit de plus belle lorsqu’en 1999, sous l’impulsion de la BBC et de son émission scientifique Nova, l’alpiniste américain Conrad Anker annonce lancer une expédition afin de retrouver le corps de George Mallory. S’appuyant sur les témoignages laissés par Wang Hangbao 24 ans plus tôt, ils s’attaquèrent aux pentes du col Nord, suivant les traces des deux alpinistes britanniques. Au terme de nombreux efforts de recherche, une dépouille est localisée le 1er mai 1999, à 8159 mètres d’altitude sur le versant nord de l’Everest. Très bien conservée par le froid, l’étiquette présente sur la chemise confirma l’identité de cet individu. 75 ans après sa mort, le corps de George Mallory venait d’être retrouvé. Une fracture à la jambe droite ainsi qu’une sévère blessure au front laissèrent présager une chute mortelle.
Émus par cette découverte, les alpinistes présents effectuèrent sur place une cérémonie anglicane en la mémoire de l’explorateur britannique, avant de recouvrir sa dépouille de pierres et de la laisser sur place. Dès lors un premier mystère apparaissait. La position du corps retrouvé par Conrad Anker et ses compères, ainsi que les stigmates présents sur ce dernier ne correspondaient pas au témoignage livré par Wang Hangbao. Tout portait ainsi à croire que l’alpiniste chinois avait découvert en 1960 non pas la dépouille de Mallory, mais celle d’Andrew Irvine, encore de nos jours introuvable en dépit des précieux indices qu’elle pourrait nous livrer.
Des indices laissant penser qu’ils ont atteint le sommet…
Alors, que retenir de ces découvertes faites au cours de ces quatre-vingt-dix dernières années ? Ont-elles permises de résoudre le mystère pour de bon ?
Au risque de vous décevoir, la réponse est non. Mais la découverte du corps de George Mallory livra deux précieux indices portant à croire que le sommet aurait pu être atteint par les deux alpinistes britanniques, avant d’y laisser leur vie sur les pentes de l’Everest.
Le premier renvoi à une photo de Ruth Mallory, la femme de l’alpiniste britannique. Comme témoignèrent l’ensemble des rescapés de l’expédition de 1924, George Mallory avait toujours dans sa poche de manteau une photo de se femme qu’il promettait de poser au sommet de l’Everest s’il parvenait à l’atteindre. Soixante-quinze ans plus tard, en 1999, Conrad Anker retrouvèrent dans les poches de la dépouille de Mallory bon nombre d’objets tel un altimètre, un couteau ou encore une paire de lunettes de neige. La photo de sa femme, elle, demeura introuvable. Avait-il alors réussi à la déposer au sommet comme il le souhaitait ? À moins que les vents auxquels sont régulièrement confrontées les pentes de l’Everest ont emporté à tout jamais le portrait de Ruth Mallory ? La réponse, seule la montagne pourrait nous la livrer. Seulement si elle venait à parler.
Le second indice concerne les lunettes de neige de George Mallory. Comme annoncé quelques lignes plus haut, elles furent retrouvées dans l’une des poches du manteau de l’explorateur britannique. Un détail qui possède toute son importance, laissant penser que lui et Andrew Irvine avançaient de nuit, ou du moins par faible luminosité lors de leurs ultimes efforts. Or, parti aux aurores en ce 8 juin 1924 et au vu du chemin qu’ils empruntèrent, il apparait peu probable qu’ils aient si peu avancé avant la tombée de la nuit. Une analyse permettant d’avancer l’hypothèse qu’après de très nombreuses heures d’effort, Mallory et Irvine (ou du moins l’un des deux), aient réussi à atteindre le sommet avant d’amorcer une descente à la hâte, de nuit, et de s’y faire piéger.
Si ces deux indices livrés par la dépouille de George Mallory laissent croire que le sommet aurait bien pu être atteint dès 1924, les avis restent cependant divergents concernant la destinée de cette expédition. De nos jours encore, ce grand mystère de l’alpinisme attise toujours les débats, entre des partisans d’un authentique exploit et d’autres bien plus terre à terre, argumentant sur le fait qu’il était impossible à cette époque d’effectuer une telle ascension jusqu’au sommet.
… bien que de sérieux doutes subsistent
À en croire de nombreux alpinistes, l’exploit serait sans doute trop beau pour être vrai. La topographie des derniers hectomètres du mont Everest en serait d’ailleurs la preuve évidente.
Oui, via le col Nord emprunté par George Mallory, les alpinistes sont confrontés au second ressaut. Une paroi rocheuse verticale nécessitant des mouvements d’escalade, particulièrement ardue à franchir. Reinhold Messner, un alpiniste italien devenu en 1975 le premier à gravir l’Everest sans assistance respiratoire, estime que ni Mallory, ni Irvine n’étaient à cette époque suffisamment équipés pour escalader un tel obstacle. Malgré tout le talent qu’avait George Mallory et ses nombreuses heures de pratique passées sur des falaises anglaises, l’escalade à 8600 mètres d’altitude est bien différente de celle effectuée dans des conditions plus clémentes. Leurs tenues pour braver les conditions extrêmes les auraient très certainement handicapés tandis que leurs cordes auraient rapidement lâché. Sans parler de leurs chaussures à clou qui selon l’alpiniste Italien, ne permettaient pas de franchir une telle difficulté.
Si ce n’était pas déjà le cas auparavant, la difficulté de ce second ressaut, haut d’une trentaine de mètre, aurait donc définitivement mit fin aux espoirs de Mallory et Irvine. L’un des passages les plus techniques du mont Everest, devenu aisément franchissable seulement depuis 1975 et l’installation d’une échelle verticale. Lors de l’expédition de 1999 menée par Conrad Anker, l’un des alpinistes s’était d’ailleurs essayé à grimper ce fameux second ressaut sans aucune aide matérielle, comme aurait pu le faire George Mallory soixante-quinze ans auparavant. Malgré toute la volonté du monde, il y échoua, devant impérativement prendre appui sur l’échelle posée.
Enfin, dernier facteur et pas des moindres : l’appareil à oxygène qu’ils avaient apporté avec eux. Ce dernier était programmé pour offrir à Mallory et Irvine une autonomie de huit heures, peut-être un peu plus en jouant sur le débit d’oxygène émis. Dans tous les cas, les alpinistes s’accordent à dire que même dans les meilleures conditions, les deux britanniques n’auraient guère pu atteindre le sommet en moins de onze heures. Soit environ trois heures sans assistance respiratoire. Inimaginable à cette époque et par cette voie. À moins que…
Cette affaire est en effet pleine de rebondissement. Des doutes subsistent quant à l’altitude de leur point de départ. Si on laisse généralement entendre que Mallory et Irvine ont débuté leur ultime tentative en s’élançant du camp VI à 8170m d’altitude, Noel Odell, le caméraman de cette expédition, resté dans un camp plus bas, affirmera jusqu’à la fin de ses jours que Mallory et Irvine se sont lancés à l’assaut du sommet de plus haut, entretenant l’espoir que l’autonomie des bouteilles d’oxygène leur aurait été suffisante. D’autres spéculent même sur un sacrifice d’Irvine, donnant le reste de son oxygène à Mallory pour qu’il puisse atteindre seul le sommet. Très hollywoodien.
Vous l’aurez compris, on ne découvrira probablement jamais le fin mot de cette histoire. L’un des enjeux qui permettrait de clore définitivement le débat serait de retrouver les deux appareils photos emmenés par les explorateurs. En cas de réussite de l’ascension, il semble évident qu’une photo aurait été être prise au sommet. Et selon des spécialistes, bien que l’expédition ait désormais près de cent ans, la pellicule utilisée à cette époque pourrait encore être développée, livrant ainsi les derniers mystères rodant autour de cette expédition. Plusieurs recherches ont été lancées dans les années 2000 pour enfin remettre la main sur ces fameux appareils photos. Mais rien n’y fait. Tandis que les espoirs s’amenuisent au fil des années, retrouver le corps d’Andrew Irvine semble bien être l’ultime chance d’accéder à de nouveaux indices.
Dans tous les cas, le Néo-Zélandais Edmund Hillary et le Népalais Tensing Norgay resteront à jamais les premiers à réussir l’ascension de l’Everest en y redescendant vivant. L’histoire ne sera jamais réécrite. Quand bien même on découvre la preuve indéniable prouvant que Mallory et Irvine soient parvenus à atteindre le sommet, y laisser sa vie sur les pentes de l’Everest ne permet pas de valider une ascension. Finalement, le plus beau autour de cette expédition de 1924 ne serait-il cette part de mystère et d’inconnu gravitant autour ?