Crédit photo : Le Dauphiné Libéré
Il y a de cela plus d’un siècle, les prémices du cyclisme sur piste tel qu’on le connait actuellement se résumait en de longues épreuves d’endurance que l’on nommait des courses de Six Jours. Comme son nom l’indique, son format durait le temps de six journées, du lundi au samedi, durant lesquelles les concurrents engagés devaient simplement parcourir de jour comme de nuit la plus grande distance possible. De sa naissance à sa disparition en passant par ses plus belles heures de gloire mais aussi ses heures les plus sombres, découvrez l’incroyable histoire des courses de Six Jours, ces épreuves d’ultra-endurance mêlant spectacle et ténacité devant des spectateurs fascinés par la performance.
Les débuts des Six Jours, une course individuelle d’endurance née en Grande-Bretagne
Bien que peu de documents sur le sujet n’ont pu être conservés, il semblerait que la première course de Six Jours de l’histoire eut lieu en 1875 à Birmingham. Une épreuve de 144 heures se déroulant du lundi au samedi (afin de respecter le repos dominical), au terme de laquelle le cycliste ayant parcouru le plus de miles l’emportait. Malgré la divergence des sources, Charles Terront, premier grand champion de cyclisme français, aurait remporté cette épreuve inaugurale, dressé sur son grand-bi.
Dès lors, des premières courses de Six Jours émergèrent dans le Royaume Britannique, relatés par les journaux de l’époque qui mentionnaient les premiers grands noms de la discipline. David Stanton en était l’un d’entre eux. Régulièrement opposé au Français Camille Thuilet, ce Britannique se lança en 1878 dans une tentative en solitaire de parcourir 1000 miles en moins de six jours. Le défi parrainé par le journal Sporting Life, Stanton empocha 100£ lorsqu’après 73 heures d’effort, il boucla ses 1000 miles à la vitesse moyenne de 21,7km/h.
Le Business Design Centre de Londres, auparavant dénommé Agricultural Hall, accueillit la première course de Six Jours dans la capitale britannique dès 1878. Des douze concurrents engagés, quatre se présentèrent sur la ligne de départ. Si la victoire de William Cann après avoir bouclé 1 060 miles peut sembler anecdotique, cette première course de Six Jours à Londres permit de constater l’engouement du public pour ce genre d’épreuve. Quant aux cyclistes professionnels de l’époque, l’appât des gains mis en jeu représentait une formidable source de motivation pour tourner en rond des heures durant. Certaines épreuves se déroulaient en non-stop, autrement dit les coureurs pouvaient s’ils le souhaitaient rouler 24h/24, tandis que d’autres limitaient le temps d’effort à 12 ou 18 heures par jour afin de garantir un temps de repos court mais salvateur aux compétiteurs.
L’arrivée de l’épreuve aux États-Unis
Gagnant le continent américain dès 1879 par le biais de quelques épreuves organisées de temps à autre dans les plus grandes villes, ce n’est qu’à partir de 1891 que la ferveur autour des Courses de Six Jours se fit réellement ressentir outre Atlantique. Cette année-là, le second Madison Square Garden fraichement sorti de terre accueillit la première édition des Six Jours de New York, s’imposant au fil des années comme l’une des plus importantes épreuves d’endurance du cyclisme sur piste.
Le but n’avait guère changé. Les concurrents s’élançaient pour Six Jours de course durant lesquels ils devaient parcourir le plus de kilomètres. Lors de l’édition inaugurale, l’Américain Bill Martin s’imposa en totalisant 2 360 kilomètres après 142 heures de course. L’emportant sur un grand-bi, ce type de vélo céda naturellement sa place les années suivantes à la bicyclette de sécurité, ressemblant davantage à nos vélos actuels. Moins dangereuse car ne possédant guère un déséquilibre de taille entre la roue avant et arrière, cette bicyclette de sécurité s’avérait également plus efficace grâce à son système de pignon et sa transmission par chaine faisant office de liaison entre le pédalier et la roue arrière. Les cyclistes pouvaient ainsi rouler plus vite, parcouraient de plus grandes distances et offraient en piste un spectacle toujours plus grandiose sous les yeux des milliers de spectateurs, fascinés par la ténacité de ces forçats vis-à-vis de la fatigue.
Les professionnels de santé tirent la sonnette d’alarme, le format évolue
Mais ce qui subjuguait le public suscita l’inquiétude des médecins et scientifiques de l’époque. Michael C. Murphy, alors président du département de santé de New York, fut l’un des premiers à s’opposer à une telle épreuve et demander son annulation, faisant mention d’un « événement bestial » et d’efforts inhumains réalisés par les coureurs.
Faut dire que les rapports écrits au terme de chaque course plaidaient en sa faveur. Au terme de l’édition 1896, le vainqueur Teddy Hale était comparé « à un fantôme ». « Son visage était comme le visage blanc d’un cadavre et il fixait droit devant lui… Son esprit n’était plus sur la piste, il avait perdu tous signes de vie… » pouvait-on lire dans le bilan de la course. Les journaux relayant l’événement s’accordèrent avec ce constat. Une course « non-rationnelle » pouvait-on lire dans les colonnes du New York Journal. Une épreuve « inhumaine au nom du sport » regrettait le New York Herald. En 1897, le New York Times s’y mit à son tour en faisant mention de la « brutalité » de l’épreuve, estimant que « certains d’entre eux ne se remettront jamais de la fatigue ».
Face à ces vives critiques, les autorités de l’État de l’Illinois et de New York tranchèrent. En 1898, les courses de Six Jours autorisant les concurrents à rouler 24h/24 furent interdites, limitant la course à 12 heures maximum par jour afin de garantir un minimum de repos et préserver l’intégrité physique de chacun des participants.
Face à ces nouvelles mesures et dans l’optique de satisfaire un public toujours plus nombreux, les promoteurs de ces courses d’endurance optèrent pour un nouveau format. Pour que l’épreuve puisse continuer à se dérouler sans la moindre interruption, les Six Jours allaient désormais être couru en binôme, chacun des deux cyclistes devant rouler au maximum 12 heures par jour comme le stipulait la limite imposée par la haute autorité.
La première édition sous ce nouveau format se tint au Madison Square Garden en 1899 et l’événement ne perdit pas une once de popularité, bien au contraire. En relais, les cyclistes pouvaient rouler plus vite et parcouraient de plus grandes distances. D’environ 2 500km en individuel, on passa au-delà des 3 000km puis 3 500km pour les meilleurs duos. En 1914, la paire australienne composée d’Alfred Goullet et Alfred Grenda réalisa le record de l’épreuve en parcourant 4 440km au terme des Six Jours pour une moyenne dépassant les 30 km/h.
La naissance des Six Jours de Paris
Le continent européen ne fut pas insensible au succès de l’épreuve aux États-Unis, attirant des milliers de spectateurs veillant toutes les nuits pour suivre la lutte entre les coureurs. Après une première édition se tenant en 1906 à Toulouse mais trop mal documentée pour que l’on puisse s’y attarder, Berlin fut la première grande ville européenne à organiser sa course de Six Jours à partir de 1909. Se tenant dans la salle d’exposition du Jardin biologique, elle permit à de nombreux cyclistes européens de s’essayer à l’exercice. L’Allemand Walter Rütt, déjà double vainqueur des Six Jours de New York en 1907 et 1909, s’imposa devant son public à quatre reprises avant la Première Guerre Mondiale, bien souvent accompagné du Néerlandais John Stol. Côté Français, Marcel Berthet, Maurice Brocco ou encore Jules Miquel grimpaient régulièrement sur le podium de l’épreuve, avant que l’arrivée des Six Jours de Paris ne leur permît de s’illustrer devant leur public.
Dans la capitale Française, la première édition des Six Jours se tint en 1913, coorganisé par le directeur du Vélodrome d’Hiver Robert Desmarets et l’ancien cycliste et manager américain Floyd MacFarland. Sur la piste du tristement célèbre Vél d’Hiv, le duo américano-australien Fogler / Goullet remporta l’édition inaugurale, devançant une paire française au sein de laquelle figurait Octave Lapize, triple vainqueur de Paris-Roubaix et lauréat du Tour de France trois ans plus tôt.
Dès ses débuts, l’épreuve connut un large succès populaire. La première édition parisienne réunit pas moins de 20 000 spectateurs dont de grandes personnalités tel le baron Henri de Rothschild. Attirant aussi bien la bourgeoisie que les nouveaux riches, toujours très bien habillés et défilant dans les loges du vélodrome avec une coupe de champagne à la main, l’événement suscita également l’intérêt des classes sociales les plus basses, occupant les sièges en contrebas et veillant toute la nuit avec une bière en guise de soutien.
Malgré l’arrêt des compétitions durant la Première Guerre Mondiale, les Six Jours reprirent de plus belle une fois le contexte géopolitique apaisé. Les années folles caractéristiques de la décennie 1920 firent de cet événement une grande fête joyeuse et populaire mêlant sport, musique et divertissement. Un public toujours plus demandeur poussèrent d’ailleurs les organisateurs à proposer deux éditions des Six Jours de Paris durant la même année.
En dépit d’une sortie de guerre bien plus douloureuse, Berlin et sa course connurent également une telle ferveur populaire. Régulièrement organisés à deux reprises par an, les Six Jours de la capitale allemande réalisèrent une année 1926 faste durant laquelle trois éditions se déroulèrent. Un record.
Dans le reste de l’Europe, Amsterdam, Bruxelles, Copenhague ou encore Londres organisèrent leurs propres courses de Six Jours, bien que leurs notoriétés n’atteignirent jamais celles de Paris et Berlin.
Un format extrême menant à de nombreux cas de dopage
Pour soutenir de tels efforts durant de si longues heures, le recours au dopage fut bien malheureusement inévitable. Il était effectif dès les premières éditions des Six Jours.
En 1893, un médecin présent lors d’une de ces courses raconta ses pratiques sur un coureur totalement épuisé : « Toutes les deux heures je lui ai donné la moitié d’un grain de caféine, l’effet magique lui a permis de tenir ».
Cet « effet magique » comme le présente si bien ce médecin était recherché par tous les coureurs. Certains s’essayèrent en effet à la caféine, d’autres à l’eau de vie ou encore à des substances bien plus dangereuses tel l’héroïne ou la nitroglycérine, cette dernière permettant d’améliorer le système cardio-respiratoire bien que hautement toxique. Parfois, cette pratique nuisible à la santé se faisait sans que les coureurs en aient pleinement conscience. Vainqueur à plusieurs reprises des Six Jours de New York et de Berlin, l’Allemand Walter Rütt ne semblait guère savoir ce que lui administrait son entraineur. Lorsqu’un journaliste vint lui poser la question, ce dernier répondit : « Je ne peux pas jurer que mon manager n’a pas ajouté quoi que ce soit dans la nourriture qui me rend plus résistant ». Réelle ignorance ou manière de s’écarter de ce sujet si tabou ?
Un journaliste et commissaire cycliste dénommé Fredy Budzinski fut au tout début du XXème siècle l’un des premiers à tirer la sonnette d’alarme concernant les dangers de ces produits. « Le corps est excité par ces stimulants à plusieurs reprises et bien sûr la réaction est inévitable » avançait-il. « Les chutes qui se produisent le quatrième ou cinquième jour sont particulièrement mauvaises car aux conséquences de la blessure, s’ajoute les séquelles du dopping ». Les effets du dopage étaient néfastes et quelques coureurs en firent les frais. Avec la fatigue de l’effort en complément, certains cyclistes furent parfois pris d’hallucinations, à l’image du coureur américain Major Taylor qui abandonna une course à New York, soi-disant poursuivi par « un homme autour de l’anneau avec un couteau à la main ».
Comme dans l’histoire du sport de manière générale, ce n’est que bien trop tardivement que la question du dopage fut prise au sérieux. Durant de nombreuses décennies, les tests et sanctions dépendaient du bon vouloir de chaque organisateur. Ils étaient ainsi la plupart du temps inexistants, à tel point qu’il fallut attendre 2007 pour voir l’UCI imposer ses règles antidopage aux courses de Six Jours organisées partout dans le monde.
Les Six Jours de l’après-guerre, entre déclin et changement de format
En réalité, les premiers signes annonciateurs du déclin des Six Jours furent visibles avant même le début de la Seconde Guerre, dès 1929 lorsque le Krach boursier de New York contraint le Madison Square Garden à revoir à la baisse le budget alloué à cette course. La dotation diminuante fortement, l’épreuve fut délaissée par certains des meilleurs coureurs, suscitant inévitablement moins d’intérêt qu’auparavant.
Du côté de l’Allemagne, le parti national-socialiste fraichement arrivé au pouvoir s’avéra être un fervent opposant à ces épreuves de Six Jours. Accusant à tort les Juifs d’organiser et de détenir les ficelles de cette course dans le simple but d’en tirer des profits, ils décidèrent de réformer l’épreuve en 1934 afin de la rendre moins attrayante financièrement et retrouver l’ADN du sport amateur. En réduisant et unifiant les cachets des coureurs, en interdisant la publicité sur les maillots mais aussi en abrogeant le format 24h/24, les Six Jours de Berlin furent délaissés par bon nombre de cyclistes étrangers ne voyant plus d’intérêt économique à y prendre part. Avec un format réduit bien moins attrayant et une concurrence moindre, l’édition de 1934 se déroula devant des tribunes presque vides. Une véritable tragédie financière pour cette épreuve qui ne ressuscita que bien des années plus tard.
Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, le Vélodrome d’Hiver de Paris fut le premier à réorganiser dès 1946 leur Course de Six Jours. Suivi deux ans plus tard par New York puis Berlin en 1949, le retour de ces épreuves qui passionnaient tant ne suscita guère l’attente escomptée. Les spectateurs, sans doute privés de l’ambiance festive caractéristique de l’entre-deux guerres, se lassèrent des Six Jours et désertèrent petit à petit les rangs des tribunes.
Afin de relancer coute que coute l’intérêt pour cette course, les organisateurs apportèrent quelques modifications au format de l’épreuve. L’une des premières fut la neutralisation de la course, généralement entre 6 heures du matin et 14 heures, lorsque les tribunes étaient les plus désertes. Un moment de répits pour les cyclistes, leur permettant de retrouver l’énergie suffisante pour livrer de belles batailles lors des sessions en nocturne. Autre changement : L’ajout d’épreuves supplémentaires en plein milieu de la course. Qu’il s’agisse de sprints, de courses à élimination ou encore de records du tour, le format des Six Jours était momentanément interrompu et les cyclistes engagés participaient à ces épreuves dans l’espoir d’y gagner quelques points supplémentaires.
Mais cette refonte de la course ne changea rien à la situation. La ferveur d’antan perdue, les Six Jours ne devinrent plus aussi lucratifs et s’éteignirent les uns après les autres. Dans un dernier élan d’espoir, Paris remplaça à partir de 1955 les binômes par des équipes de trois. Attirant quelques cyclistes de renom tel le triple vainqueur de la Grande Boucle Louison Bobet ou encore le jeune Jacques Anquetil alors au début de sa carrière, la solution ne s’avéra guère pérenne et les Six Jours de Paris organisèrent leur dernière édition en 1958, remporté par le trio Anquetil, Darrigade et l’Italien Ferdinando Terruzzi.
Trois ans plus tard, ce fut autour des Six Jours de New York de disparaitre, bien que ces derniers furent déjà annulés à de nombreuses reprises durant les années 1950. Quant à Berlin, l’épreuve survécut timidement, attirant de temps à autre quelques pointures du cyclisme sur route à l’image d’Eddy Merckx ou Rik Van Looy dans les années 1960.
Que reste t-il de nos jours ?
Si une tentative de résurrection des Six Jours de Paris s’opéra durant les années 1980, cette dernière fut de courte durée, abandonnée dès 1989. Les premières courses originelles s’essoufflant pour la grande majorité d’entre-elles durant la seconde moitié du XXème siècle, de nouvelles naquirent de temps à autre en Europe, à l’image des Six Jours de Grenoble, créé en 1971 et disparu il y a peu en 2014. Finalement, les Six Jours de Berlin furent les seuls à se maintenir au fil des années. Nés en 1909, la 110ème édition, reportée en 2021 puis 2022, devrait se dérouler en 2023 si le contexte sanitaire le permet.
Mais la glorieuse période des Six Jours aura malgré tout laissé une empreinte indélébile dans le monde du cyclisme sur piste. La course à l’américaine en est d’ailleurs le parfait témoin. Également dénommée Madison, cette épreuve intégrée depuis 1995 aux championnats du monde de cyclisme sur piste est un format court et légèrement revisité de ce qu’étaient les Six Jours. Sur une distance réduite à 50 kilomètres, elle met en prise des équipes de deux coureurs qui à tour de rôle se relaient pour couvrir la plus grande distance possible et distancer leurs concurrents en essayant de leur prendre un tour. Afin de rendre l’événement plus spectaculaire, des sprints sont organisés tous les 20 tours, rapportant respectivement 5, 3, 2 et 1 point aux quatre premiers. L’équipe ayant le plus de tours d’avance et totalisant le plus grand nombre de points l’emporte.
La course à l’américaine est ainsi un remake de ce qu’étaient les Six Jours durant le XXème siècle, lorsque des sprints et autres épreuves entrecoupait la course afin de rendre l’événement moins monotone. Son autre nom, Madison, fait d’ailleurs référence au Madison Square Garden, l’antre des Six Jours de New York qui en 1899 fut la première à adopter le format en binôme.