Alfonsina Strada. Ce nom ne vous dit probablement rien. Elle ne possède pas le palmarès d’Annemiek van Vleuten, la longévité de Jeannie Longo ou encore la polyvalence de Pauline Ferrand-Prévot. Pourtant, cette coureuse italienne réalisa durant sa carrière une performance qu’aucune autre cycliste ne fut en mesure d’accomplir. Il y a de cela un siècle, elle devenait la première et unique femme à prendre officiellement le départ du Tour d’Italie masculin. Une aventure de 3 613 kilomètres au terme desquels elle devenait à tout jamais une pionnière du cyclisme féminin.
Une jeunesse passée sur un vélo
La vie d’Alfonsina Strada, née Morini, débutait en Italie du Nord à quelques kilomètres de Modène. En 1891, la cadette d’une fratrie de dix enfants voyait le jour, fille d’un père paysan et d’une mère nourrice.
Son histoire fut écrite, réécrite et romancée à maintes reprises par les journalistes et historiens italiens, si bien qu’il est difficile à l’heure actuelle d’en démêler le vrai du faux. Alfonsina a sans aucun doute grandi dans un milieu très modeste. Certains récits font état d’une maison délabrée, au sein de laquelle cette famille nombreuse vivait entre les poules et autres animaux de basse-cour.
Dès ses premières années, la jeune fille prenait des allures de garçon manqué, s’en allant jouer en compagnie de ses frères et de leurs amis. Alfonsina courait, pédalait, se dépensait et avait soif de liberté. Sillonnant les routes environnantes sur la bicyclette familiale, bien trop grande pour elle, elle obtenait son premier vélo à l’âge de 10 ans, échangé par son père au médecin du village contre une dizaine de poules.
À l’aube du XXe siècle, au sein d’une société italienne où la femme restait essentiellement cantonnée à un rôle de ménagère, voir une jeune fille enfourcher une bicyclette n’était pas commun. Dans les provinces les plus reculées, le cyclisme était exclusivement une affaire d’hommes. Malgré l’émancipation que le vélo allait offrir aux femmes, l’idée que la gent féminine puisse s’asseoir sur une selle au même titre que leurs homologues masculins restait une idée fortement débattue et critiquée.
Les cheveux au vent et ses traits féminins non-dissimulés, Alfonsina ne passait pas inaperçue. Allant à l’encontre des mœurs lorsqu’elle posait ses mains sur un guidon, la jeune italienne recevait le surnom de « diablesse en jupons ». Craignant pour sa réputation, ses parents souhaitaient la voir arrêter le vélo. Malgré les réticences et les avis contraires de son entourage, Alfonsina, âgée de treize ans, s’inscrivait à sa première course de cyclisme. Impériale, elle levait les bras dès sa première ligne d’arrivée franchie, puis remportait sa seconde course et les suivantes. Dans les épreuves féminines, elle était invaincue. En 1911, la coureuse de 20 ans effaçait la Française Louise Roger des tablettes en signant un nouveau record féminin de l’heure avec 37,182 km parcourus. L’Italienne survolait ce cyclisme féminin si peu développé, elle ambitionnait désormais de rivaliser avec les hommes.
En 1915, Alfonsina Morini devenait Strada à la suite de son union avec son époux Luigi. Ouvrier soudeur de profession et cycliste amateur, ce dernier lui fabriquait un vélo sur mesure et acceptait de devenir son entraineur. Le couple s’installait à Milan et la jeune femme débutait une préparation rigoureuse, transcendée par l’envie de se confronter aux hommes sur les courses italiennes les plus prestigieuses.
Après quelques épreuves disputées en Europe, sur les planches des plus beaux vélodromes, Alfonsina Strada prenait le départ de son premier Tour de Lombardie en 1917. Cinquante-quatre participants au départ pour trente-et-un coureurs classés. Au terme des 204 kilomètres de course, la cycliste âgée de 26 ans figurait parmi ces rescapés en prenant la 29e place. De retour sur l’épreuve l’année suivante, elle améliorait sa performance en obtenant la 21e place, la veille de l’Armistice mettant fin à la Première Guerre Mondiale. Alfonsina prouvait qu’elle avait sa place parmi les hommes. Un premier combat remporté.
Une femme sur le Giro
Meilleure coureuse de sa génération et pionnière du cyclisme féminin italien, Madame Strada ne comptait pas s’en arrêter-là. En 1924, une opportunité unique se présentait à elle.
À la suite d’un conflit avec les équipes professionnelles réclamant une avance pécuniaire pour participer au Giro, Emilio Colombo, le directeur du Tour d’Italie devait faire face à un fort absentéisme. En refusant catégoriquement cette demande, il se mettait à dos certains grands noms du cyclisme mondial. Ottavio Bottecchia, grand espoir du cyclisme italien, mais aussi le champion de France Francis Pélissier et le triple vainqueur de la Grande Boucle Philippe Thys refusaient de disputer le Tour d’Italie. Craignant une course sans enjeu et une baisse des ventes de son journal la Gazzetta dello Sport, il décidait exceptionnellement d’autoriser les coureurs indépendants à prendre le départ de son épreuve.
Les portes du Giro s’ouvraient à elle et Alfonsina Strada comptait bien saisir cette chance. En s’inscrivant sous le nom de Alfonsin afin de cacher son genre, elle héritait du dossard n°72 et se présentait le 10 mai 1924 sur la ligne de départ tracée dans les rues de Milan.
En apprenant qu’une femme participait au Tour d’Italie, le monde du cyclisme commençait à spéculer sur sa performance. Certains annonçaient son abandon au cours des premières étapes, d’autres pensaient la voir arriver hors-délai au soir même du début de l’épreuve. Qu’importe les paris faits, personne ne donnait cher de sa peau.
Pourtant, Alfonsina Strada allait en impressionner plus d’un. Durant les premiers jours de course, elle terminait parmi le flot de coureurs et devenait l’attraction de cette édition. À certaines arrivées, elle était portée en héros par la foule, prise d’affection pour cette coureuse à l’infaillible détermination. Le directeur Emilio Colombo admettait dans la Gazzetta dello Sport que « la popularité de cette petite fille est devenue plus grande que tous les champions manquants réunis ». Face au cruel manque d’adversité, il venait de trouver en elle le parfait remède lui permettant d’assurer la réussite de sa course.
Mais comme la grande majorité des coureurs engagés sur ce Tour d’Italie disputé dans des conditions dantesques, Alfonsina Strada connut elle aussi l’infortune. À la peine lors de la traversée des massifs montagneux, l’Italienne chutait dans une descente durant la 8e étape et cassait son guidon. D’après la légende, un paysan lui venait en aide et fixait en lieu et place de la pièce défectueuse un morceau de bois. Alfonsina se relevait, repartait de plus belle mais arrivait hors-délai à Pérouse. Comme l’ensemble de ses adversaires ne parvenant à boucler l’étape dans le temps imparti, elle devait plier bagage et quitter la course. Mais face à l’engouement que la coureuse suscitait dans chaque ville qu’elle traversait, Emilio Colombo l’autorisait à prendre le départ de l’étape suivante, bien que son nom était effacé du classement général.
Ainsi, après 3 613 kilomètres d’effort, Alfonsina Strada terminait le Tour d’Italie avec plus de 20 heures de retard sur le lauréat, l’Italien Giuseppe Enrici. Autour d’elle, le peloton était décimé. La pluie et les orages qui perturbèrent la course avait mis au tapis les deux tiers des engagés. Des quatre-vingt-dix coureurs au départ, seul une trentaine étaient de retour à Milan, dont Alfonsina.
À la suite de son épopée, la cycliste italienne annonçait son intention de participer à l’édition suivante du Giro. Malheureusement pour elle, le désaccord opposant Emilio Colombo aux équipes professionnelles avait été réglé. Les meilleurs cyclistes étaient de retour sur les routes italiennes et le directeur n’avait plus à craindre pour les ventes de son journal. Les coureurs indépendants n’étaient pas conviés tout comme Alfonsina Strada, malgré l’attraction qu’elle fut l’année passée.
Arrivant au crépuscule de sa carrière, l’Italienne continua à disputer quelques courses cyclistes avant de ranger sa tenue de compétition et ouvrir une boutique de réparation de vélo à Milan, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Devenue veuve en 1946, elle tenait l’atelier en compagnie de son nouvel époux Carlo Messori. Alfonsina Strada y réparera des vélos jusqu’à sa mort en 1959. Âgée de 68 ans et toujours passionnée de cyclisme, elle suivait une course au guidon d’une moto puis succombait à une crise cardiaque lorsqu’en rentrant chez elle, cette dernière lui tombait dessus. La triste fin d’une pionnière du cyclisme féminin, la seule à compter une participation à l’un des trois grands tours masculins.